Un demi-million de soldats venant des colonies furent jetés dans la Première Guerre mondiale par l’impérialisme français, et un sur cinq y laissa sa vie.
François Hollande déclarait à leur propos, dans un discours destiné à justifier l’actuelle intervention militaire au Mali, qu’ils étaient « venus au secours de la France ». C’est un mensonge éhonté. Les Africains, les Maghrébins ou les Indochinois furent arrachés de force à leur famille. Une fois dans les tranchées, l’état-major ne leur laissa d’autre choix, comme aux soldats issus de la métropole, que de tuer ou de se faire tuer.
En quoi les colonisés auraient-ils pu se sentir solidaires de cette France des industriels et des banquiers, qui avait conquis leurs pays en détruisant les villages et en massacrant leurs habitants ? Elle leur avait imposé le travail forcé, avait fait mourir des centaines de milliers d’Africains ou d’Asiatiques dans les plantations, la construction de lignes de chemin de fer ou les chantiers forestiers. La mobilisation des colonies pour cette « guerre de Blancs » fut simplement la continuation de cette oppression.
Révoltes contre le recrutement forcé
Lorsque, après les énormes pertes des premiers mois de la guerre, l’état-major fit massivement appel aux colonies pour compenser les vides, un quota d’hommes jeunes et valides à envoyer au front fut attribué à chaque chef de village. Les chefs de village sélectionnèrent les paysans pour la boucherie, mais dès le début les résistances s’exprimèrent et elles ne firent que s’accentuer au fil des mois. En Afrique ce furent d’abord des fuites massives en brousse. Bien souvent, la commission de recrutement arrivait dans des villages où ne restaient que les femmes, les vieillards et les enfants.
Les conscrits partaient dans la consternation. Un administrateur colonial du Sénégal décrit la scène suivante : « Lorsque les jeunes gens furent présentés à la commission, les femmes, réunies dans les carrés les plus proches de la résidence, entonnèrent des chants funèbres chaque fois qu’un des leurs fut signalé apte au service. »
L’abattement et les résistances individuelles firent place à la révolte collective dans plusieurs régions. En mars 1915, toute la zone du Haut-Sénégal et du Niger prit les armes contre la conscription, au point qu’il fallut envoyer 300 soldats pour la soumettre. À la fin de cette même année éclata la « grande révolte » de la Volta. Elle dura neuf mois, et ne fut écrasée qu’au prix du bombardement de centaines de villages.
À la fin 1916, une insurrection éclata dans les Aurès algériens, lorsque fut instaurée la conscription obligatoire des jeunes de 17 ans. 16 000 soldats furent envoyés pour la réprimer, avec de l’artillerie et des avions. Ils détruisirent les villages des insurgés, volèrent leurs troupeaux, et plus de 200 révoltés furent tués. Les captifs furent parqués dans un camp près de Constantine, en plein froid.
On est loin de la peinture idyllique de colonies « venant au secours de la France ».
La boucherie
Dès les premiers mois de la guerre, quelques contingents venus des colonies furent précipités dans la bataille. En septembre 1914, le général commandant une brigade de tirailleurs algériens écrivait à son supérieur : « J’ai tué de ma main douze fuyards, et ces exemples n’ont pas suffi à faire cesser l’abandon du champ de bataille par les tirailleurs. »
En décembre de la même année, dix tirailleurs tunisiens étaient fusillés pour l’exemple. Leur compagnie, qui avait refusé d’embarquer pour la France, y avait été contrainte par la force à Bizerte. Arrivée sur le front des Flandres, elle refusa de participer à l’offensive.
Le général qui la commandait fit alors exécuter les ordres du général Foch : « Qu’il soit tiré au sort un tirailleur sur dix de la compagnie qui a refusé de marcher et que les tirailleurs désignés par le sort soient promenés devant le front avec un écriteau portant en français et en arabe le mot “ lâche ”, et qu’ils soient fusillés aussitôt après. »
C’est dans la bataille des Dardanelles, sur le front turc, que les contingents d’outre-mer furent pour la première fois engagés massivement. Un régiment fut constitué à Marseille, pour servir de réserve au corps expéditionnaire. Africains et Antillais finirent par former les deux tiers du corps d’armée. À leurs lourdes pertes au combat s’ajoutèrent celles causées par la maladie, lors de l’hiver 1915-1916.
Plus la guerre durait, plus il fut fait appel aux troupes coloniales pour remplacer les morts. À partir de juin 1916, les rotations des navires marchands réquisitionnés, où les recrues s’entassaient sur le pont à plus de 1 000 par bateau, s’accélérèrent. Après quelques jours de formation, les soldats furent jetés dans les batailles meurtrières de la Somme et de Verdun. Mais c’est surtout au Chemin des Dames, en avril 1917, que les troupes coloniales furent envoyées au massacre.
Le commandant de la Sixième armée, déployée sur une partie de ce front, était le général Mangin, ancien conquérant du Soudan français, connu avant-guerre comme le propagandiste de la « Force noire ». Il prônait le recours massif aux soldats coloniaux pour compenser l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne. « L’Afrique nous a coûté des milliers de soldats, elle doit nous les rendre avec usure », déclarait l’un de ses plus chauds partisans, Adolphe Messimy, ministre de la Guerre au début du conflit. Mangin y ajoutait une vision raciste, considérant les Noirs comme naturellement appelés à fournir des troupes de choc. Il appliqua ses théories en lançant les troupes africaines à l’assaut d’un plateau défendu par des mitrailleuses et en leur enjoignant d’avancer coûte que coûte. Ce fut une hécatombe, dans laquelle Mangin gagna le surnom de « boucher des Noirs ».
La guerre impérialiste de 1914-1918 fut pour les peuples d’Afrique et d’Asie la continuation des maux que leur avait valu l’arrivée sur leur continent des conquérants français, en plus terribles encore. Lorsque le conflit prit fin, le seul souci des gouvernements fut que l’ordre colonial se perpétue comme si rien ne s’était passé. Une partie des soldats coloniaux furent d’ailleurs maintenus sous l’uniforme dans les corps d’occupation cantonnés en Rhénanie allemande et surtout en Macédoine, en Turquie et en Syrie. Ceux qui furent démobilisés n’eurent d’autre choix que de rentrer dans leurs villages pour se soumettre à nouveau aux chefs nommés par la France et aux administrateurs coloniaux.
Il ne fut pas question d’accorder des droits nouveaux aux colonisés qui avaient versé leur sang pour l’impérialisme français. Mais, dans le conflit, ceux-ci avaient pu voir de quelle sauvagerie leurs maîtres étaient capables. Cela allait contribuer à ébranler l’ordre colonial, avant que celui-ci s’effondre après un second conflit mondial et vingt ans de révoltes.
Daniel MESCLA